Terribles ces heures d'attente pour les parents, les amis, les collègues de travail de la malheureuse Florence Aubenas pour qui elles sont bien plus terribles encore: c'est sa vie qui est en jeu. Et dans quelles conditions.
J'ai connu ce genre d'angoisses. Un soir d'été, il y a pas mal d'années, chargé de relater les ''amusements'' des touristes en vacances, je fus, avec un autre journaliste, pris à partie par une foule qui pour des ''raisons'' qui lui paraissaient bonnes, voulait, à tout prix, nous lyncher, pierres et planches garnies de clous à la main. Ceux qui la constituaient voulaient, tout bonnement, nous tuer. Et ils faillirent bien le faire. Face à une meute en furie d'hommes de femmes et même de vieillards et d'enfants, j'ai vécu là les trois heures les plus affreuses de ma vie de journaliste. Avec comme remerciement, un ''conseil'' de mon directeur qui, le lendemain, me fit rappeler d'avoir à être plus prudent à l'avenir.
Mais cela faisait partie du boulot. Et évoluant en pays dit civilisé, je ne percevais pas de salaire autre que celui du SMIC professionnel de l'époque.
Qu'est-ce à dire? Que les journalistes en danger en Irak ou ailleurs ont après tout, a-t-on pu entendre ou lire ici ou là, des primes de risque, des assurances sur la vie et des salaires d'un certain niveau, qui leur permettent d'assumer? Peut-être, mais rien, de toutes manières, ne justifie le muselage de la vérité, par le crime ou d'autre manière, comme, d'ailleurs, on sait aussi le faire chez nous. Et c'est enfin oublier que dans d'autres lieux, d'autres collègues risquent liberté, biens et vie pour des salaires de misère. Quand ils sont payés.
Par contre, ce qui me gênerait plutôt dans cette hypermédiatisation d'abominables péripéties est le traitement injuste fait à d'autres vies, en danger elles aussi, mais moins connues, moins ''glorieuses'', voire complètement anonymes.
Ainsi de la petite sénégalaise tuée, écrasée par un camion du dernier Paris-Dakar, presqu'en même temps que notre consoeur a été enlevée. Pour elle, deux secondes à la fin du JT et une (petite) ligne en bas de la page 12...
D'un côté une vie en péril avec des mois de colonnes, de lignes et de minutes d'antenne, de l'autre...rien. Mais rien du tout.
Et que dire des milliers d'Irakiens, tués, massacrés, brûlés, torturés et réduits à néant, dans un anonymat aussi éternel que rassurant pour les médias. Imaginez un peu le travail s'il fallait en plus s'occuper de tous ces gens-là.
Et alors?
Alors cela signifie que, dans notre monde, médiatique en particulier, les vies n'ont pas la même valeur. Si un président, un ministre, une vedette ou un journaliste casse sa pipe, ou la risque, des millions de personnes en sont informées, abreuvées jusqu'à plus soif. Cela commence d'ailleurs au niveau très local: si un enfant est écrasé par une voiture, c'est du 2 ou 4 cols à la Une ou en page 2. Si une mémé se fracasse le crâne sur le trottoir de la boulangerie, ça vaut trois,quatre lignes...et encore. Bon pour une petite nécro. Les vieux après tout...
Et alors bis?
Oh c'est simple: chez les nazis, une vie d'Aryen n'avait pas de prix. C'est-à-dire qu'elle avait un prix monstrueusement exhorbitant.
Par contre, une vie de Juif, de Tsigane, de Russe, de résistant ou de Témoin de Jéhovah n'avait pas de prix non plus. Mais alors pas de prix du tout du tout. C'est-à-dire rien. Rien du tout.
D'accord, les choses n'étaient pas semblables. Mais nous avons adopté le même principe de hiérarchisation de la vie. Point.
Nous aussi nous avons mis en place une échelle de la valeur de la vie des uns et des autres. Selon, en fait, le prix que les médias nous apprennent à leur attribuer.
Certes, certes. On sait: s'attaquer à la liberté de la presse c'est s'attaquer à la liberté de penser, d'écrire, de dire, à la démocratie. Et c'est vrai en plus.
Néanmoins, entre le trop-plein d'un côté et le vide abyssal de l'autre, les médias ont oublié un plus juste équilibre. Equilibre plus humain, dans le droit-fil du constat qu'un collègue américain faisait déja dans les années 30-40 et que Serge Halimi rappelait dans son ''Les nouveaux chiens de garde'': ''Nous devions réconforter les affligés et affliger ceux qui vivent dans le confort. Nous faisons désormais le contraire''.
Autant je me sens touché par le drame irakien, sans pouvoir hélas faire autre chose qu'en condamner l'horreur, autant je me sens proche du conseil de Georges Malbrunot. ''Ne pas y aller''en en tous cas pour le moment, paraît la plus sage des décisions. Sauver l'Irak, certes, mais pas au prix de vies dont la disparition ne changera pas grand chose au destin du pays et de ses habitants. En tous cas pour l'instant.
Et puis, il ne manque guère de sujets gravissimes partout en France,de malheurs et de douleurs, moins exotiques certes mais certainement tout aussi dignes de pitié, qui méritent bien que l'on s'y attarde. Il y a de plus en plus d'affligés en France et plus de plus en plus de confort pour ceux qui ont des vies déja très confortables.